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Population de Merous et Proies à Port-Cros, par Jacques Rancher
vendredi 28 janvier 2005, par Chris

Est-ce que l’abondance accrue du mérou brun amène une chute des populations de ses proies et des prédateurs concurrents ?

Campagne d’évaluation dans le parc national de Port-Cros (26-28 Août 2004)

GEM *

* : équipe GEM composée de A. Ganteaume, J.G. Harmelin, P. Lelong, J. Rancher et P. Robert pour les observations sur le terrain, et de M. Harmelin-Vivien pour le traitement des données. Rapport daté de janvier 2005.

Introduction et objectifs

Le régime alimentaire du mérou brun (Epinephelus marginatus) est maintenant relativement bien connu (revue par Harmelin & armelin-Vivien, 1999 ; Reñones et al., 2002). Il consomme essentiellement des poissons, des crustacés et des mollusques, avec des proportions respectives et des compositions qui varient au cours de son cycle de vie.

Une question récurrente posée au cours des discussions sur le renouvellement du moratoire de la chasse sous-marine du mérou brun et entretenue par les affirmations sans fondement des détracteurs de ce moratoire a trait aux conséquences néfastes que l’augmentation attendue du nombre de mérous pourrait avoir sur la chaîne trophique. Certains représentants de la chasse sous-marine ont ainsi déclaré que la prolifération du mérou du fait du moratoire avait causé un complet déséquilibre des communautés. Un recensement des mérous de grande envergure effectué en octobre 2004 dans l’archipel de Riou et sur la côte des calanques (GIP Calanques, Marseille), donc dans une zone bénéficiant du moratoire depuis 10 ans mais sans autre forme de protection, a montré qu’en fait de prolifération, il n’y avait encore qu’un début de colonisation de sites. Ce recensement n’a permis de noter qu’une vingtaine d’individus malgré des habitats potentiellement très favorables au mérou brun.

Par ailleurs, une très abondante littérature scientifique internationale (e.g. Chiappone et al., 2000 ; Coll et al., 2004 ; Jennings & Lock, 1996 ; Jouvenel & Pollard, 2001 ; Poli, ) a apporté les preuves que c’était la pêche, y compris la chasse sous-marine, qui déséquilibrait profondément la structure des communautés en raréfiant les prédateurs de haut niveau, et plus particulièrement ceux de grande taille, comme les mérous.

Le GEM a donc décidé d’effectuer une évaluation de la densité respective du mérou brun, des autres prédateurs de niveau trophique équivalent, et des poissons pouvant être des proies potentielles pour ces prédateurs dans des sites protégés depuis longtemps, connus pour abriter une population très importante de mérous bruns, donc dans une situation où la densité de mérous est très supérieure à ce que l’on peut observer dans les secteurs bénéficiant du seul moratoire.

Sites d’étude et technique de recensement

Les recensements ont concerné deux sites du parc national de Port-Cros où la densité en mérous bruns était connue pour être très élevée (Harmelin & Robert, 2001 ; Harmelin, Robert & Cantou, 2003) : la Gabinière et la côte sud de Port-Cros entre la pointe du Vaisseau et le coté est du Tuff. Ces deux sites ont été découpés en 5 zones (Tabl. 1) et ont été parcourus par cinq observateurs entre 5 m et 38 m de profondeur du 23 au 26 août 2004.

Les comptages ont été faits sur des couloirs d’inventaire (transects) distribués dans une même tranche de profondeur (celle-ci est notée) et dont la longueur était déterminée par un temps d’observation de 5 minutes avec une vitesse de nage constante. En considérant une vitesse moyenne de déplacement de 15 m/mn (Harmelin & Marinopoulos, 1993), la distance parcourue en 5 mn était donc d’environ 75 m. La largeur des transects considérée pour les comptages était de 5 m pour quelques espèces immobiles (chapon) ou cryptiques (murène), et de 15 m pour les autres espèces. Les surfaces inventoriées sur chaque transect étaient donc environ de 1125 m² ou de 375 m². Les observateurs opéraient par deux nageant côte à côte et se répartissaient le travail de comptage selon les catégories d’espèces ci-dessous.

Le recensement n’a pas pris en compte l’ensemble du peuplement ichtyologique pour des raisons de temps et d’efficacité. En plus du mérou brun, une sélection de 25 espèces se référant à deux grandes catégories a été considérée :

-  (i) les prédateurs pouvant entrer en concurrence avec le mérou, soit 11 espèces (Tabl. 2)
-  (ii) les proies potentielles, réparties en espèces benthiques (9 espèces) et espèces de pleine eau (5 espèces).

La taille des poissons de toutes les espèces comptées a été évaluée, mais seule celle du mérou brun a été considérée pour le traitement des données. Les tailles individuelles (longueur totale), évaluées à 5 cm près, ont été réparties dans 4 classes de taille : ≤ 45 cm (P), 50-70 cm (M), 75-95 cm (G), ≥ 100 cm (E).

Tableau 1. Répartition des 101 transects d’inventaire effectués à Port-Cros du 23 au 26 août 2004 dans les cinq zones échantillonnées.

N°  Zone N transects
1 Gabinière face N 18
2 Gabinière tombant E 27
3 Gabinière face SW - sec 17
4 Vaisseau 19
5 Tuff 20

Résultats succincts

Le recensement a pu se faire sur 101 transects, ce qui représente plus de 11ha en surface échantillonnée pour la plupart des espèces. Cet échantillonnage se distribue en 62 transects à la Gabinière et 39 transects dans le site du Vaisseau-Tuff.

Au total, 249 mérous ont été rencontrés, soit 19 petits (7,63%), 138 moyens (55,42%), 61 gros (24,50%) et 31 très gros (12,45%).

Onze espèces de prédateurs de haut niveau ont été recensées. Le nombre total d’individus de ces prédateurs atteignait 2653 individus avec une densité de 26,3 individus par transect, qui était marquée par une très forte variabilité (Cv = 330 %).

Dans cette catégorie, le barracuda (Sphyraena viridensis) était largement dominant (88,8 %). Les proies potentielles de pleine eau, cinq petites espèces planctonophages telles que la castagnole, la bogue ou les spicara (Tabl. 3), étaient très abondantes, avec plus de 4000 individus par transect (Tabl. 2), mais aussi avec de fortes fluctuations locales (Cv = 218 %).

Les poissons benthiques considérés comme des proies potentielles, au nombre de 9, avaient une densité de 44,6 individus par transect et présentaient des fluctuations d’abondance plus faibles (Cv = 112 %) que les proies de pleine eau.

Pour le mérou, si l’on considère globalement toutes les tailles, il n’y a pas de différence significative de densité entre les 5 zones (F = 2,3341 ; p = 0,061). Pour les mérous de taille moyenne, la densité est significativement plus faible dans la zone 5 (Tuff). La même absence de différence significative entre les 5 zones est observée pour les proies benthiques (Fig. 4 ; F = 1,0156 ; p = 0,4033). Pour les autres prédateurs et pour les proies de pleine eau, la zone 2 (tombant est de la Gabinière) se différencie nettement avec des densités nettement plus élevées (Figs. 2-3 - autres prédateurs : F = 4,8740, p = 0,0013 ; proies pleine eau : F = 6,1196, p = 0,0002), tandis que les 4 autres zones ne présentent aucune différence significative.

Le nombre moyen de mérous par transect était globalement de 2,5. Il était seulement de 0,2 pour les petits individus tandis que les individus moyens présentaient la densité la plus forte (1,4 / transect) (Tabl. 2).

Il y a une relation négative entre la densité de mérous et la profondeur mais elle n’est significative que pour les petits individus (r = -0,28, p = 0,0050 **). Pour l’ensemble des prédateurs, il n’y a pas de relation négative avec la profondeur (r = + 0,173 ; p = 0,0834 n.s.). Pour l’ensemble des proies, il y a une relation positive significative avec la profondeur (r = + 0,390, p = 0,00006 ***) ; il en est de même pour les proies planctonophages de pleine eau (r = + 0,391 ; p = 0,00005 ***) tandis que pour les proies benthiques, la relation n’est pas significative (r = - 0,09 ; p = 0,3936 n.s.).

Les relations entre la densité de mérous d’une part et, d’autre part, celles de l’ensemble des proies (r = - 0,01 ; p = 0,8928 n.s.), des proies planctonophages (r = -0,01 ; p = 0,8894) et des proies benthiques (r = + 0,081 ; p = 0,4194) sont clairement non significatives.

Inversement, les densités des mérous et celles des autres prédateurs sont corrélées positivement de manière significative (r = + 0,286 ; p = 0,0037 **). Il y a en particulier une corrélation positive significative entre la densité de mérous et celle de dentis (r = + 0,259 ; p = 0,0089 **) et de barracudas (r = + 0,278 ; p = 0,0049 **).

Tableau 2. Nombre total d’espèces et d’individus, et nombre moyen (Moy. ± écarttype) d’individus par transect de 5 mn de mérou brun, d’autres poissons prédateurs de haut niveau, de proies de pleine eau planctonophages et de proies benthiques.

Catégorie espèces N espèces N tot. Indiv. Moy. ± e.t.
Mérou brun : total 1 249 2,45 ± 2,75
Mérou brun : petits 1 19 0,19 ± 0,52
Mérou brun : moyens 1 138 1,37 ± 1,53
Mérou brun : gros 1 61 0,60 ± 1,05
Mérou brun : très gros 1 31 0,31 ± 0,67
Prédateurs, autres espèces 11 2653 26,27 ± 86,60
Proies de pleine eau 5 443652 4393 ± 9567
Proies benthiques 9 4509 44,64 ± 50,03

Tableau 3. Liste des espèces recensées et répartition de ces espèces dans les catégories considérées : mérou brun (PHN-1), autres prédateurs de haut niveau (PHN-2), proies de pleine eau (PR-PK), proies benthiques (PR-BE).

Espèce Catégorie
Epinephelus marginatus PHN-1
Conger conger PHN-2
Dentex dentex PHN-2
Dicentrarchus labrax PHN-2
Labrus merula PHN-2
Labrus viridis PHN-2
Muraena helena PHN-2
Sciaena umbra PHN-2
Scorpaena scrofa PHN-2
Seriola dumerili PHN-2
Sparus aurata PHN-2
Sphyraena viridensis PHN-2
Anthias anthias PR-PK
Boops boops PR-PK
Chromis chromis PR-PK
Oblada melanura PR-PK
Spicara spp PR-PK
Diplodus annularis PR-BE
D. puntazzo PR-BE
D. sargus PR-BE
D. vulgaris PR-BE
Mugilidés PR-BE
Mullus surmuletus PR-BE
Pagrus pagrus PR-BE
Sarpa salpa PR-BE
Spondyliosoma cantharus PR-BE

Figure 1. Nombre moyen de mérous bruns par transect dans les cinq zones échantillonnées à Port-Cros du 23 au 26 août 2004.

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Figure 2. Nombre moyen de prédateurs de haut niveau (autres que le mérou) par transect dans les cinq zones échantillonnées à Port-Cros du 23 au 26 août 2004.

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Figure 3. Nombre moyen de proies de pleine eau par transect dans les cinq zones échantillonnées à Port-Cros du 23 au 26 août 2004.

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Figure 4. Nombre moyen de proies benthiques par transect dans les cinq zones échantillonnées à Port-Cros du 23 au 26 août 2004.

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Conclusions

Dans un secteur présentant une forte densité de mérous bruns comme le parc national de Port-Cros, l’absence de corrélation positive ou négative entre cette densité et celle des proies potentielles montre qu’il n’y a pas de craintes à avoir quant aux conséquences de l’accroissement espéré de la population de mérou brun dans les secteurs bénéficiant du moratoire de la chasse sous-marine et de la pêche à l’hameçon.

A Port-Cros, le mérou cohabite avec de nombreux autres prédateurs de haut niveau et leurs abondances sont corrélées positivement : ils utilisent conjointement les ressources disponibles sans s’exclure mutuellement. La zone 2 (tombant est de la Gabinière) est la zone où l’on rencontre la plus grande abondance de proies de pleine eau, qui présentent de très gros effectifs du fait d’une circulation active et d’un profil subvertical favorisant les planctonophages. C’est aussi là que les prédateurs de haut niveau, principalement les barracudas, les dentis, mais aussi les mérous, sont les plus abondants.

Ce recensement confirme une évidence, en situation non perturbée par la pêche, les poissons se concentrent là où les ressources en nourriture et en habitat sont abondantes.

Références

-  Chiappone M., Sluka R., Sealey K.S., 2000. Groupers (Pisces : Serranindae) in fished and protected areas of the Florida Keys, Bahamas and northern Caribbean. Mar. Ecol. Prog. Ser., 198 : 261-272.

-  Coll J., Linde M., García-Rubies A., Riera F., Grau A.M., 2004. Spear fishing in the Balearic Islands (west central Mediterranean) : species affected and catch evolution during the period 1975-2001. Fish. Res., 70 : 97-111.

-  Harmelin J.G., Marinopoulos J., 1993. Recensement de la population de corbs (Sciaena umbra Linnaeus, 1758 : Pisces) du parc national de Port-Cros (Méditerranée, France) par inventaires visuels. Sci. Rep. Port-Cros natl. Park, Fr., 15 : 265-276.

-  Harmelin J.G., Harmelin-Vivien M., 1999. A review on habitat, diet and growth of the dusky grouper, Epinephelus marginatus (Lowe, 1834). Mar. Life, 9(2) : 11-20. (paru 2002)

-  Harmelin J.G., Robert P., 2001. Evolution récente de la population du mérou brun (Epinephelus marginatus) dans le parc national de Port-Cros (France, Méditerranée). Sci. Rep. Port-Cros natl. Park, 18 : 149-161.

-  Harmelin J.G., Robert Ph., Cantou M., 2003. Recensement de la population de mérou brun (Epinephelus marginatus) du Parc national de Port-Cros : premiers résultats de la campagne « Philippe Tailliez » du 7 au 11 octobre 2002. Rapport PNPC - GEM, 11 pp.

-  Jennings S., Lock J.M., 1996. Population and ecosystem effects of reef fishing. In : Polunin N.V.C., Roberts C.M., (Eds.), Reef Fisheries. Chapman & May, London, UK, pp. 193-219.

-  Jouvenel J.Y., Pollard D.A., 2001. Some effects of marine reserve protection on the population structure of two spear fishing target fish species, Dicentrarchus labrax (Moronidae) and Sparus aurata (Sparidae), in shallow inshore waters, along a rocky coast in the northwestern Mediterranean Sea. Aquat. Conserv. : Mar. Freshwater Ecosyst., 11 : 1-9.

-  Reñones O., Polunin N.V.C., Goni R., 2002. Size related dietary shifts of Epinephelus marginatus in a western Mediterranean littoral ecosystem and stomach content analysis. J. Fish Biol., 61 : 122-137.


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