J’ai eu la chance d’être invité à participer au recensement des mérous de la Réserve marine de Cerbère-Banyuls au mois de septembre dernier. C’est à l’initiative du Conseil Régional et du Groupe d’Etude du Mérou (association regroupant biologistes marins et Directeurs de Réserves) que ce comptage a été entrepris dans cette réserve, la seule à vocation exclusivement marine de nos côtes. Elle est située en Méditerranée nord-occidentale, à proximité de la frontière Espagnole (voir carte topographique de la réserve). Son origine conceptuelle remonte à la fin des années soixante et fut crée par arrêté interministériel du 26 février 1974. Les municipalités de Cerbère puis de Banyuls s’unirent pour mettre chacune une partie de leur côte rocheuse en réserve biologique. Comme on peut le voir sur la carte, son domaine s’étend du Cap Peyrefitte à proximité de Cerbère jusqu’à l’île Grosse devant Banyuls-sur-mer, de la côte à 1.5 mile nautique vers le large. Ceci représente un domaine de 650 hectares dont 6 km de rivage. La fréquentation croissante du site incita à la mise en place d’une zone de protection renforcée de 65 hectares en face du cap Rédéris interdite à toute activité, sauf dérogation du directeur de la réserve (of course). C’est d’ailleurs une directrice, très mignonne et excellente plongeuse. La réserve partielle autorise un certain nombre d’activité dont la pêche (limitée) et la plongée sous-marine. De plus en plus de plongeurs sont attirés par la beauté du site, les grands bancs de substrats bioconstruits appelés coralligène vers 18 m de profondeur, et la certitude de voir des mérous et du « gros » en général...quand la visibilité est bonne. Le laboratoire Arago qui domine le port de Banyuls participe à l’effort de recherche et plusieurs étudiants biologistes sont employés soit par le laboratoire soit par la réserve.
L’objectif majeur de cette mission était d’évaluer aussi précisément que possible la population de mérous bruns Epinephelus marginatus présente dans la réserve. Ce prédateur, situé en bout de chaîne alimentaire est en effet un excellent bioindicateur de l’état de santé (en général) d’un écosystème marin protégé. Sa présence en populations stables et équilibrées indique que tous les constituants des biocénoses végétales et animales situées en amont ne souffrent d’aucune modification préjudiciables à leur bon développement. D’autre part le mérou avait bien failli disparaître vers les années 80-90 et il a pu être sauvé grâce à un moratoire sur sa capture. Le premier moratoire concernant le mérou et protégeant l’espèce a été pris en Corse en 1980. Depuis, il est reconduit tous les 5 ans. Vous l’avez d’ailleurs constaté lors de la coupe Neptune, il faut atteindre les 50m de profondeur pour espérer en voir, en dehors des réserves bien sûr. Sur les côtes continentales, un premier moratoire de 5 ans, interdisant uniquement la pêche sous-marine du mérou a été pris en 1993. Bien tardivement compte tenu des pressions et des lobbies. Les scientifiques, associations, comités des réserves luttent pour qu’à l’horizon décembre 2002, celui-ci soit reconduit, mais rien n’est moins sûr.
Mais revenons à l’objet de nos préoccupations et présentons notre cher et tendre. Epinephelus marginatus appartient (tout est pompé dans un bouquin rassurez-vous) à la : Superclasse des Poissons Classe des ostéichtyens Ordre des Perciformes Sous-ordre des Percoïdes Famille des Serranidae Sous famille des Epinephelinae Genre Epinephelus (Bloch, 1793)
Le nom latin du genre évoque sa couleur (« epi » veut dire « sur », « nephelus » « nuage » pour décrire sa robe foncée parsemée de tâches claires, disposées irrégulièrement sur tout le corps. Le nom de l’espèce « marginatus » précise la marge blanche que présente l’extrémité de toutes ses nageoires. C’est d’ailleurs là dessus que je me suis fait gentiment piégé par mes amis biologistes le premier jour, car à la question « est-ce que tu sais reconnaître un mérou au moins ? », je n’ai pas été capable de répondre, ni à celle-ci, ni à beaucoup d’autres. Comme celle-ci, « à quoi reconnaît-on un mâle d’une femelle ? ». Evidemment parce que Epinephelus marginatus présente un développement sexuel de type hermaphrodite successif protérogyne !!!. L’inversion sexuelle s’effectue entre deux périodes de reproduction (juillet-août) sur des individus de 14 à 17 ans, mesurant 80 à 90 cm. Les individus mesurant moins de 40 cm sont des femelles juvéniles non fonctionnelles, au delà de cette taille, la première maturation sexuelle en tant que femelle est atteinte pour des individus de 5 ans d’âge. Au-delà pour le deuxième stade de maturation, il n’y a pas de règles précises, les étapes entre différenciation ovarienne primitive et différentiation testiculaire définitive se succèdent en passant par une étape d’intersexualité. Les gros mérous sont donc des mâles et c’étaient eux qui occupaient, presque exclusivement, l’espace sur les côtes Françaises ces dernières années. Les scientifiques notaient l’absence totale de jeunes mérous d’un à deux ans (moins de 25 cm) en Méditerranée nord-occidentale ce qui témoignait d’un manque de succès de la reproduction. Jusqu’en 1998, la seule hypothèse retenue pour expliquer la présence de mérous (mâles) sur nos côtes était une reproduction effective sur les côtes nord-africaines, puis une migration progressive des larves et des jeunes en direction du nord. C’est pour toutes ces raisons ; reproduction sexuelle tardive, hermaphrodisme protérogyne, manque de femelles, taux de croissance faible, pêche intensive et chasse sous-marine, que cette espèce a faillit disparaître il y a quelques années. Depuis une dizaine d’années, la reproduction semble avoir repris sur nos côtes comme cela a été constaté à Port-Cros, aux îles Lavezzi, aux îles Médés et à Banyuls-sur-mer. La période de ponte ne semblerait donc pas confinée au sud de 41°5 de latitude nord.
Résultats des comptages :
La mission a permis de prospecter la quasi totalité du littoral rocheux de la Réserve ainsi que les trois zones hors réserve. L’effort d’échantillonnage mis en œuvre (plongeurs pour la zone 10 à 30m et apnéistes pour la zone 0 à 10m) est estimé à 250 heures-observateur. Nombre de Mérous : Au total, 193 mérous ont été dénombrés, dont 134 dans la zone de protection renforcée, ce qui représente 70% de l’effectif. Dans le même temps, les observateurs ont recensé 175 corbs. En dehors de la réserve, nous n’avons trouvé ni mérous ni corbs (étonnant non ?). Taille des Mérous : Il y a une répartition homogène des différentes classes de taille, avec une représentation importante des mérous de 40 à 80 cm de longueur. Ces femelles sont désormais majoritaires (là aussi !!) environ 62% de l’effectif, et les pauvres mâles ne représentent plus que 22%. La présence de jeunes mérous est intéressante : trois individus entre 20 et 25 cm, et un de 8 cm. Ce dernier est probablement âgé d’un an, ce qui confirme l’occurrence d’une reproduction effective en Méditerranée nord-occidentale. On note aussi le nombre important de mérous de grande taille, dont 20 individus d’une longueur totale de 1 à 1.1m. Par rapport aux quelques recensements précédents dont deux effectués en 1994 et 1996, il y a une nette augmentation de la taille en 5 ans car aucuns ne dépassaient 90cm. Notons qu’une très forte augmentation du nombre et de la taille de grands individus a également été constatée à Port-Cros entre 1996 et 1999. Densité des Mérous : Dans la réserve intégrale, la densité dépasse 9 individus par hectare. Dans la zone protégée accessible aux plongeurs elle tombe à 2 individus, quand au domaine maritime en dehors de la réserve il n’y a pas eu de mérous observés. Avec 193 mérous dénombrés, la mission a mis en évidence une très forte augmentation des populations de mérous et de corbs depuis le dernier recensement disponible qui datait de 1986 (11 individus recensés). Cette augmentation est du même ordre de grandeur que celle observée dans les eaux du parc National de Port-Cros, et illustre clairement un effet de réserve sur cette espèce (aucun mérou signalé hors réserve qui comportait pourtant des secteurs apparemment favorables à l’installation de l’espèce).
Mise en garde :
Pour la protection de cette espèce (et d’autres comme le corb) dans l’avenir, il faut être vigilant, car malgré le peu d’individus recensés sur nos côtes, déjà les lobbies s’activent. Le GEM avait convié à Banyuls pour une discussion des personnes du public pour le sensibiliser, et d’autres, concernées par les activités nautiques...pêcheurs, chasseurs sous-marins, écologistes. La discussion, comme on pouvait le prévoir, a été très animée et j’ai entendu ...il faudrait, compte-tenu de cette nouvelle donne, autoriser à nouveau la pêche et la commercialisation du mérou...le mérou étant le dernier « prédateur » il va se développer au détriment des autres espèces et donc dixit les chasseurs sous-marins...autoriser des quotas de prélèvements comme pour les sangliers...bref encore heureux qu’ils n’attaquent pas les véliplanchistes, etc...
2002 sera décisif pour la reconduction des moratoires, aussi j’essaierai de suivre « l’actualité » et de vous tenir informés.
Jacques RANCHER
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